CONCLUSIONS

 

L’objectif principal de cette thèse à été de suggérer et d’essayer de développer une méthode de synthèse granulaire intégrale, capable de fonctionner aux différents niveaux temporels, et capable d’avoir une précision autant dans le domaine de la fréquence que dans le domaine du temps. Pour cette tâche, j’ai développé une application de synthèse granulaire formantique (GiST) qui m’a permis de travailler avec le son dans le micro-temps, ainsi que dans le macro-temps (Eckel et Rocha Iturbide, 1995). Pourtant, cette technique n’a pas pris en compte l’analyse du signal, ce qui a rendu le contrôle spectral du son imprécis [1]. Or, le souhait de créer un pont entre les domaines de la micro-structure et de la macro-structure du son a été réalisé, et à travers plusieurs expériences sonores, j’ai obtenu des résultats satisfaisants et intéressants du point de vue musical et psychoacoustique. Cependant, je n’ai pas eu la possibilité d’utiliser cette méthode pour la création intégrale d’une composition, et prouver ainsi son efficacité esthétique[2].

L’intégration entre le micro et le macro constitue un concept qui a été développé dans la musique contemporaine de ce siècle (Xenakis, 1971, Stockhausen, 1959), et l’on possède alors des résultats musicaux concrets à notre disposition pour l’évaluer. J’ai eu l’occasion d’appliquer cette idée dans plusieurs de mes compositions musicales, notamment dans Transiciones de Fase, en obtenant des bons résultats. Alors, je peux dire que ce concept constitue un principe esthétique valable. Or, la création d’une technique de synthèse granulaire globale, capable de conjuguer tous les éléments d’une composition, autant dans le micro-temps que dans le macro-temps, reste encore un projet idéal, mais pas irréalisable. Des compositeurs tels que Xenakis ont créé des programmes informatiques capables de déterminer la structure entière d’une pièce instrumentale, simultanément à un niveau micro [3] et à un niveau macro (Xenakis dans Varga, 1996). Pourtant, Xenakis a parfois obtenu des résultats sans intérêt, et il s’est alors débarrassé d’eux pour chercher des nouveaux résultats. Donc, les techniques ne peuvent pas remplacer l’aspect créatif de l’homme qui est si complexe et subjectif, mais en revanche, elles peuvent être assez riches et développées pour permettre un travail de composition plus précis, rapide et efficace, et pour donner la plus grande diversité de possibilités sonores. Dans ce sens-là, je crois que mon projet GiST a été très réussi.

La réflexion sur la possible intégration des techniques d’analyse-synthèse avec les autres techniques granulaires, a constitué aussi un objectif important. Pourtant, ici mes hypothèses ont dû rester dans le domaine de la théorie, et mon incapacité pour travailler dans le domaine abstrait du traitement de signal, n’a pas permis la création de concepts scientifiques solides. En revanche, je crois que les propositions que j’ai formulées sont importantes, et qu’elles permettront aux chercheurs intéressés de les évaluer et de les développer, pour ouvrir ainsi des nouvelles voies [4]. Il faut se rappeler que dans le domaine de la synthèse sonore, une collaboration étroite est nécessaire entre l’art et la science. Les spécialistes en composition musicale et les spécialistes en acoustique et en informatique doivent alors travailler ensemble pour développer de nouveaux outils de synthèse, plus adaptés aux besoins de la musique, ainsi qu’aux besoins de la recherche scientifique. D’autre part, le compositeur ne peut pas oublier que les notions psychoacoustiques étudiées par les physiciens sont fondamentales dans la création musicale, car elles affectent l’auditeur de manière déterminante; aussi, le chercheur qui n’a pas développé des notions musicales esthétiques, doit profiter de l’opinion et de l’aide du compositeur pour la réalisation de ses recherches. Il serait idéal d’avoir des hommes aussi doués dans la science que dans l’art, mais ceci est rare.

Une des conclusions importantes de mon aventure dans le champ des théories quantiques du son, est que la synthèse sonore constitue la discipline musicale où les paradigmes quantiques agissent de manière plus décisive. Le timbre continuera d’être l’élément central du paradoxe quantique d’incertitude. Le contrôle parfait des quanta d’un son pour trouver une définition simultanée dans les domaines du temps et de la fréquence est impossible. Pourtant, si l’on apprenait à vivre avec ce manque d’objectivité, peut-être que l’on pourrait développer une attitude esthétique où l’incertitude jouerait un rôle plus conscient. Il faut apprendre à maîtriser le facteur d’indétermination, qui fait actuellement partie de notre vie quotidienne. Les théories de chaos qui expliquent les phénomènes dans la nature, ont servi pour prouver que l’on peut seulement déterminer les traits globaux d’un processus; or, au niveau local, il y aura toujours un facteur d’indétermination qu’il faudra accepter.

Le passage du micro-son (timbre) vers les macro-structures sonores fait aussi partie du paradigme quantique. Ce passage constitue une zone d’incertitude impossible à maîtriser; or, nous devrions parvenir à contempler cette région si complexe et intéressante qui se trouve entre le continu et le discontinu, et profiter d’elle pour l’exploiter musicalement. Ceci constitue l’avantage du compositeur par rapport au scientifique, on n’a pas besoin d’avoir une objectivité au moment de la création, et même, on trouve un certain enchantement pour l’indéterminé quand on arrive à le contrôler. Or, du point de vue de l’analyse pure, il faudra développer davantage les techniques granulaires d’analyse-synthèse, et vraisemblablement les hybrider (Meyer, 1992. Burke, 1995) pour arriver ainsi à des approximations plus précises [5].

Dans un domaine purement musical, je pense que mes recherches ont donné beaucoup de fruits. J’ai analysé les différentes conséquences esthétiques des différents algorithmes pour le contrôle des grains, et j’ai proposé l’hybridation de ces algorithmes pour arriver à avoir une diversité riche et contrastante. Ceci permettrait d’avoir différents processus sonores simultanés, et cette possibilité donnerait au compositeur des combinaisons inouïes qui pourraient enrichir son discours musical. De plus, mon idée d’une combinaison des méthodes de contrôle symboliques avec des méthodes de contrôle subsymboliques et stochastiques, donnerait une nouvelle technique hiérarchique et intégrale, capable de combiner des événements sonores déterministes et indéterministes. Or, seule la mise en pratique de cette idée pourra démontrer sa valeur. Il est dommage que je n’aie pas pu développer ce concept davantage sur le logiciel GiST, car on a réussi à procurer au compositeur différents algorithmes qui fonctionnent de manière globale et séparée, mais on n’a pas eu le temps de créer un mécanisme où ces différents algorithmes fonctionneraient de manière simultanée pour contrôler individuellement chaque paramètre des grains.

La recherche approfondie des théories du quantum sonore, ainsi que d’autres théories de la physique quantique, a abouti à la conformation d’une vision esthétique quantique de la musique. Ceci constitue peut-être la partie la plus contestable de ma thèse, mais elle représente aussi une des propositions les plus originales. L’idée de développer une critique en partant des notions quantiques, a été de démontrer que la grande révolution scientifique du début du siècle [6] a influencé la pensée de l'occident ainsi que sa création artistique. Or, la vision quantique musicale que j’ai proposée constitue une aide pour arriver à comprendre les différentes transformations esthétiques musicales qui ont eu lieu à partir de 1945. Cette vision est générale, et elle englobe les différentes avant-gardes musicales. En revanche, je me suis permis de parler d’une esthétique musicale quantique, et de suggérer que la pensée musicale de Xenakis et Stockhausen dans les années cinquante a été à caractère quantique. Bien entendu, l’idée d’une esthétique quantique n’est pas exclusive, et elle pourrait engendrer plusieurs styles musicaux différents [7]. Je peu me tromper, et mes spéculations sont peut-être trop aventurées. Pourtant, elles m’ont conduit à établir les bases d’une esthétique quantique personnelle.

Il est curieux qu’en commençant par une recherche sur les caractéristiques des petits grains individuels, j’aie fini avec une théorie esthétique générale et globale qui ne comprend pas nécessairement l’utilisation des techniques granulaires. Je considère que ma composition Transiciones de Fase a une esthétique quantique, même si je n’étais pas conscient de ceci au moment de la composer. En revanche, aujourd’hui je sens que je possède de manière consciente les bases de cette esthétique, et je crois qu’elles m’aideront à développer de nouvelles œuvres sonores. Je ne sais pas si dans l’avenir je continuerai à croire à ces idées, mais pour l’instant, elles ont donné des fruits et je suis presque certain qu’elles continueront à en donner.

Il me reste à dire que les techniques de synthèse granulaire ont prouvé leur richesse, qu’elles permettent la création de sons divers et contrastés, et qu’il reste encore beaucoup d’aspects intéressants de ces méthodes à développer. J’ai proposé dans ce travail plusieurs idées pour l’enrichissement de ce champ, mais je n’ai pu en réaliser que quelques unes. J’espère que d’autres compositeurs et chercheurs pourront dans l’avenir développer davantage ces idées encore théoriques, ainsi que d’autres qu’ils imagineront s’ils en trouvent l’inspiration nécessaire.

La recherche d’une technique de synthèse intégrale capable d’englober l’ample étendue du champ sonore, est probablement aussi utopique que l’ancienne poursuite alchimique d’une pierre philosophale, destinée à transformer des métaux impurs en or [8]. Pourtant, la seule quête de cette technique pourrait par elle même transformer notre esprit, et nous inspirer pour développer de nouveaux outils pour la génération des processus sonores complexes et inouïs.


[1] Xavier Rodet et Christophe d’Alessandro ont réalisé une recherche en 1989 sur une application d’analyse-synthèse au moyen des fonctions d’onde formantique (c’est-à-dire, au moyen des grains FOF). Il serait alors possible de développer un outil de synthèse granulaire formantique semblable à GiST, capable de réaliser une analyse (micro-temps), mais aussi d’avoir un contrôle libre sur les grains pour pouvoir aller vers le macro-temps (voir cinquième chapitre). D’autre part, Arfib et Kronland-Martinet ont imaginé la création d’un échantillonneur algorithmique (Arfib & Kronland-Martinet, 1993), c’est-à-dire, d’un instrument capable de relier le micro-monde de la synthèse par analyse, avec le macro-monde de l’interprétation musicale. Pourtant, cette idée est restée dans la théorie.

[2] L’outil GiST marche aussi bien que n’importe quel outil de synthèse, car l’on peut créer avec lui des sons intéressants qui peuvent servir pour une composition musicale. Or, ici je suis en train d’établir un jugement de GiST comme une espèce de lapis philosophale, c’est-à-dire, au niveau d’un logiciel tel que Csound, avec lequel on peut créer une composition entière sans besoin de passer par un mixage postérieur. Pourtant, la différence entre GiST et Csound est grande, car Csound a le défaut de séparer synthèse et structuration du matériau musical en deux parties différentes (orchestre et score). En revanche, GiST essaye d’intégrer ces deux domaines dans le même système de contrôle. Toutefois, Csound est un logiciel de programmation qui permet de réaliser toutes les méthodes de synthèse existantes; dans ce sens-là, il est évidemment supérieur à GiST.

[3] Xenakis appelle le niveau micro mini, car celui-ci détermine la pièce au niveau temporel d’un seconde. Il réserve le terme micro pour la synthèse sonore, car elle va dans le petit au-delà d’une seconde.

[4] Dans le troisième chapitre, j’ai parlé concrètement de la possible union des techniques granulaires d’analyse-synthèse avec les techniques granulaires traditionnelles, au moyen par exemple des grains complexes et flexibles tels que les ondelettes de Malvar (voir cinquième chapitre). Cette union - réalisée par une même méthode de synthèse - permettrait le travail avec la masse et la texture sonore, mais aussi avec des états sonores spectraux, harmoniques, et même avec la mélodie et le rythme.

[5] Voir troisième chapitre.

[6] Mené au but par les théories quantiques de Planck, Bohr, Heisenberg, et par la théorie de la relativité d’Einstein.

[7] Je dirais que cette esthétique constitue une sorte de langage musical dont on n’était pas conscient dans les années cinquante, sauf dans le cas de Xenakis, qui a connu les théories quantiques du son (à la fin des années cinquante) et qui a développé une théorie musicale à partir d’elles (Xenakis, 1971).

[8] "La pierre philosophale (lapis philosophorum) est à l’évidence la pierre spirituelle, la pierre extraite de la materia prima, dégrossie et travaillée jusqu’à ce qu’elle devienne l’équivalent de la pierre angulaire du Grand Oeuvre (Biedermann, 1989).